Ouvrage s’ouvrant par une ode à la viande rouge, en guise de “Mise en bouche”, suivie de deux histoires de morts étranges ou bizarres. Le ton d’Yvonne Ernoux est un hommage à ces feuilletons policiers de la presse populaire des années 1910-1930. On y savoure, l’espace d’une lecture, les destins de ses personnages.

EXTRAIT

“[...]
De toute façon, c’est trop tard. Maintenant qu’il a lâché sa proie de chair crue, il ne peut plus rien sur elle. Qu’il en profite pour contempler cette proie de chair vive en mouvement. Et tandis que le boucher sort de son écrin de graisse blanche un vrai joyau de rognon d’un beau marron rose pâle, du regard il vagabonde, de la femme au boucher, du boucher au rognon et du rognon à la femme. ”

ISBN 9782851220622

Imaginaire n°582
vendredi 15 décembre 2023
inspirée par
“Histoires de viandes froides”
d’Yvonne Ernoux
 
Il y a des viandes froides qui bougent encore...
 
LE TESTAMENT DE LA BÊTE
 
C’est une ancienne légende qui habite le village de Ciumabrună, dans le nord-ouest de la Roumanie, non loin de Satu Mare et de la frontière hongroise.
Depuis la mort violente, en 1895, d’un membre de la famille Wass, l’une plus anciennes familles de Transylvanie ; les habitants de ce village oublié des hommes, vivent dans la peur.
On a retrouvé, le matin du 15 décembre 1941, le corps exsangue de Liviu Ionescu, le libraire. Son visage crispé exprimait une horreur indicible.
— Vous avez entendu quelque chose ? demande Bogdan Stoian, le commissaire venu exprès de la ville à Cătălina, sa fille.
— Non, je dormais à l’étage... mon père travaill... ait toujours assez tard.
— Y a-t-il eu vol ?
Cătălina regarde rapidement autour d’elle, dans le bureau.
— Je n’en ai pas l’impression, commissaire. Vous pensez qu’un cambrioleur l’aurait vidé de son sang ?
Bogdan saisit évidemment l’allusion à ce que l’on a appelé “L’expédition de 95”.
— Vous donnez foi à cette légende de Dracos Wass le vampire ?
Dubitative, elle réfléchit quelques instants.
— Mon père était un des spécialistes reconnus mondialement de ce... sujet.
Le commissaire a une moue dédaigneuse.
— Je me suis laissé dire que votre père avait été un ami proche de Bram Stoker... l’auteur de ce roman.
— Oui, d’ailleurs, à la mort de Monsieur Abraham Stoker[1], mon père a reçu les notes qu’il avait prises pour écrire son histoire.
Bogdan semble particulièrement intéressé par cette information.
— Ah... et où sont-elles ?
Cătălina est un peu surprise de l’intérêt de l’enquêteur.
— En quoi cela pourrait être utile à vos investigations ?
— Jusqu’à preuve du contraire, c’est “mon” enquête, chère demoiselle. Alors, ces notes ?
Bien que réticente à accéder à la demande pressante du commissaire, Cătălina obtempère.
— Bien... mon père rangeait ces documents ici.
Elle ouvre un tiroir du bureau, alors que le commissaire se rapproche.
— Il est vide ! dit-il.
Cătălina tombe à genoux, effondrée, le visage dans ses mains.
— Non ! Non ! Non ! C’est impossible !
— Qu’y a-t-il d’impossible ?
Elle lève la tête, essuyant ses larmes.
— Il y avait dans ces papiers, le... le...
— Le quoi bon dieu !
— Le testament de Dracula !
— Comment ça ?... Dracula n’a jamais existé !
Un sourire narquois naît sur le visage de Cătălina.
— Dracos...
Le commissaire manque de tomber à la renverse. Il atterrit sur une chaise providentiellement derrière lui.
— Vous voulez dire que Dracos Wass, l’un des fils du comte Albert Wass, l’ancien membre de la chancellerie de Transylvanie à Vienne, était...
— Dracula ! Oui.
— Mais il est mort, tué par la foule de l’expédition de 95. Il avait à peine trente-quatre ans... il n’a pas pu écrire de “testament” !
Sans dire un mot de plus, Cătălina regarde le fonctionnaire avec pitié.
— Vous sous-entendriez que c’est Dracos Wass qui serait revenu prendre ce qu’il n’a pas écrit ?
Cătălina se relève, reprenant ses esprits. Elle met une main amicale sur l’épaule de Bogdan.
— Si, c’est lui qui l’a écrit, en présence de mon père et de Stocker en... 1897, avant la publication du célèbre ouvrage et deux ans après sa mort.
Heureusement que le commissaire est assis. Il reste bouche bée.
— Vous me racontez des sornettes !
— J’étais là, j’ai tout vu... petite fille, je m’amusais dans le bureau de mon père, quand j’ai entendu des pas approcher. Je me suis cachée dans cette armoire et j’ai tout vu !
Bogdan Stoian a un regard suspicieux.
— Vous allez me dire que vous avez reconnu un homme que vous ne connaissiez pas ?
— Oui, je ne le connaissais pas, en effet, mais mon père l’a appelé plusieurs fois par le nom maudit... et par son identité connue.
Le commissaire est dévasté... comment dans ces temps troublés, alors que le pouvoir roumain s’est allié avec Hitler, pourrait-il présenter à ses supérieurs une histoire aussi folle.
Il se lève. Se tourne vers la porte, où attendent les trois policiers qui l’accompagnent.
— Sergent ! Arrêtez cette dame sous l’accusation de meurtre, doublé de pratiques immondes !
Surprise par cette inepte accusation, Cătălina se laisse embarquer.
— Vous savez, commissaire... mon arrestation ne stoppera pas la bête.
— Moi, les histoires de viandes froides, ce n’est pas mon affaire !

[1] Abraham était le vrai prénom de l’auteur du “Dracula”.