Deux textes, le premier est un poème d’Alfred de Vigny où il évolue vers un optimisme humaniste avec une foi dans le triomphe futur de la Science et de l’Esprit. Le second est une nouvelle d’Edgar Allan-Poe où le narrateur anonyme est en mer et se retrouve dans une série de situations atroces. Alors que son bateau le conduit toujours vers le sud et qu’il sent sa mort approcher, il écrit un manuscrit racontant ses aventures, le met dans une bouteille et le jette à la mer.

EXTRAITS

“Alfred de Vigny

LA BOUTEILLE À LA MER
CONSEIL À UN JEUNE HOMME INCONNU

I

Courage, ô faible enfant, de qui ma solitude
Reçoit ces chants plaintifs, sans nom, que vous jetez
Sous mes yeux ombragés du camail de l’étude.
Oubliez les enfants par la mort arrêtés ;
Oubliez Chatterton, Gilbert et Malfilâtre ;
De l’œuvre d’avenir saintement idolâtre,
Enfin oubliez l’homme en vous-même. — Écoutez :

II

Quand un grave Marin voit que le vent l’emporte
Et que les mâts brisés pendent tous sur le pont,
Que dans son grand duel la mer est la plus forte
Et que par des calculs l’esprit en vain répond ;
Que le courant l’écrase et le roule en sa course,
Qu’il est sans gouvernail et partant, sans ressource,
Il se croise les bras dans un calme profond.

III

Il voit les masses d’eau, les toise et les mesure,
Les méprise en sachant qu’il en est écrasé,
Soumet son âme au poids de la matière impure
Et se sent mort ainsi que son vaisseau rasé.
— À de certains moments, l’âme est sans résistance ;
Mais le penseur s’isole et n’attend d’assistance
Que de la forte foi dont il est embrasé. [...]”

Edgar Allan Poe
traduit par Charles Baudelaire.

MANUSCRIT TROUVÉ DANS UNE BOUTEILLE

Qui n’a plus qu’un moment à vivre
N’a plus rien à dissimuler.
QUINAULT. — Alys.

De mon pays et de ma famille, je n’ai pas grand’chose à dire. De mauvais procédés et l’accumulation des années m’ont rendu étranger à l’un et à l’autre. Mon patrimoine me fit bénéficier d’une éducation peu commune, et un tour contemplatif d’esprit me rendit apte à classer méthodiquement tout ce matériel d’instruction diligemment amassé par une étude précoce. Par-dessus tout, les ouvrages des philosophes allemands me procuraient de grands délices ; cela ne venait pas d’une admiration malavisée pour leur éloquente folie, mais du plaisir que, grâce à mes habitudes d’analyse rigoureuse, j’avais à surprendre leurs erreurs. On m’a souvent reproché l’aridité de mon génie ; un manque d’imagination m’a été imputé comme un crime, et le pyrrhonisme de mes opinions a fait de moi, en tout temps, un homme fameux. En réalité, une forte appétence pour la philosophie physique a, je le crains, imprégné mon esprit d’un des défauts les plus communs de ce siècle, — je veux dire de l’habitude de rapporter aux principes de cette science les circonstances même les moins susceptibles d’un pareil rapport. Par-dessus tout, personne n’était moins exposé que moi à se laisser entraîner hors de la sévère juridiction de la vérité par les feux follets de la superstition. J’ai jugé à propos de donner ce préambule, dans la crainte que l’incroyable récit que j’ai à faire ne soit considéré plutôt comme la frénésie d’une imagination indigeste que comme l’expérience positive d’un esprit pour lequel les rêveries de l’imagination ont été lettre morte et nullité.

ISBN 9782851221070

Imaginaire n°581
mercredi 13 décembre 2023
inspirée par
“Histoires de flotte”
d’Alfred de Vigny et Edgar Allan-Poe
 
Le trop d’eau est aussi dangereux pour la santé.
 
L’EAU GROUILLANTE
 
C’était il y a cinq mois. Cinq mois que le soleil est caché, que le temps gris recouvre la campagne. Et cette pluie, continuelle, morne et inextinguible.
Ça a commencé en juin. Il faisait si beau pourtant ce lundi-là. J’étais si heureuse de partager mes jours avec Kiki. C’était une chienne si adorable, elle me donnait ce que les hommes ne pouvaient plus m’offrir : la tendresse, l’abnégation, l’attention et ces sourires doux, remplis d’un amour confiant... total.
Je m’étais levée de bonne heure, Kiki, comme à son habitude, me lécha partout avant que je ne me lève de mon lit douillet.
J’étais en train de la promener, après avoir pris mon café Chez O’Keeffe, le pub du coin. Quand les nuages sont “arrivés”, de nulle part, si soudainement. Kiki a grogné en levant la tête. Ils semblaient ne pas bouger, comme un troupeau avide de dépecer les humains. Il a commencé à pleuvoir. Une averse de petites gouttes fines, presque agréable par les chaleurs de l’été naissant. Mais une semaine plus tard, il pleuvait toujours. Toujours de la même eau, ne cessant de tomber, de rendre humide l’air, le sol et tout le reste... même le pain du boulanger sentait l’eau.
C’est fin juin, alors que je me promenais sur la lande spongieuse, toujours sous cette pluie incessante, avec Kiki, que je l’ai vu courir comme d’habitude, devant moi. Elle était si vivante, si joyeuse de tout... je me souviens des papillons qu’elle terrorisait certainement en jappant et sautant en l’air pour les attraper.
Elle a dû entendre... un lapin peut-être ?
Elle a disparu au détour d’un bosquet. Je n’ai entendu que ses “cris” de peur. J’ai couru là d’où venaient ses appels.
Quand je suis arrivée, haletante, j’ai vu de grosses bulles éclater à la surface de cette boue mouvante. J’aurais pu plonger. Sans doute.
Je suis revenue chez moi... seule. La tête basse, mouillée au-dehors et dévastée dans mon âme. J’ai voulu me supprimer... rejoindre cette grâce qu’était Kiki.
Je ne l’ai pas fait.
Je n’ai pas pu le faire.
Lâche que j’étais.
Juillet, août... toujours la pluie et les nuages cyniques, insensibles, qui déversaient leurs flots inépuisables.
Les rues sont devenues des rivières cruelles. À la rentrée des classes, en septembre, un de mes petits voisins, Matthew, qui était si joyeux de revoir ses camarades de classe, a été emporté par une vague soudaine. Je l’ai vu de ma fenêtre, la prédatrice ! Elle lui a sauté dessus comme l’aurait fait un tigre. Elle l’a emporté dans son ventre roulant.
C’est octobre qui a été le pire, jusqu’à aujourd’hui.
Vers le 29, alors que tout le monde, maintenant, ne marchait plus qu’avec de hautes bottes ; le boulanger était sorti de sa boutique pour aider la vieille Manon à rejoindre la barque qui la ramènerait chez elle.
La maison du boulanger s’est effondrée, et comme un château de carte, deux trois maisons ont chu à la suite. Les pierres, les meubles, les tuyaux, tout ce qui constitue une habitation ont précipité la barque et le boulanger, qui avant de disparaître entre les langues d’eaux, se délectant de leurs proies, se tenait à l’un des bords de la barque, essayant de protéger la vieille Manon.
Il n’y eut pas d’enterrement... le cimetière était désormais sous-marin. Mais, au second étage de la Mairie, espace encore sûr du village, le Maire, Monsieur François, a organisé un hommage citoyen pour le souvenir des victimes de ces torrents indomptables.
Nous attendions tous l’arrivée du Maire, à quelques exceptions près, car certaines et certains étaient persuadés d’une punition divine, et faisaient dissidence en psalmodiant prières et contritions... le Maire n’est jamais arrivé.
On a retrouvé son corps le lendemain, griffé par les ronces, la bouche noire de boue, du côté de l’église. Quelques-uns, parmi les fervents militants de l’édile, ont cru y voir la main des bigots.
Ils se sont réunis le soir même ; ils étaient une vingtaine, sans tenir compte du déluge continuel, avec des torches sous leurs parapluies ; ils ont incendié l’église et la maison de Valérie Pinson, l’opposante de monsieur le Maire, comme s’il s’agissait de la créature du Docteur Frankens-tein. Ça me rappelait ces anciens films noir et blanc du siècle dernier.
Novembre fut plus calme. Kiki me manquait toujours. À tout moment j’avais l’impression de l’entendre avec ses petites pattes, courant trépidante dans l’escalier, ou de la voir, en boule heureuse sur son gros coussin à elle, les yeux mi-clos, comme un sourire en coin en me regardant préparer le repas.
Souvent, je tombais à genoux, le visage dans mes mains suppliantes en pleurant ma Kiki disparue. J’aurai, à ce moment-là, égorgé n’importe qui pour la ressusciter.
Nous sommes en décembre. La moitié du village, habitants et maisons ont disparu. Happé par la voracité inexpiable du liquide sans âme.
Demain c’est Noël. Ça fait longtemps que je pense à ça... retrouver ma Kiki.
J’ai préparé un dernier repas de Noël, avec ce que j’ai pu trouver chez l’épicier. Monsieur Marcel, qui a perdu toute sa famille dans une barque, victime de l’ignoble appétit de l’eau... il voulait me faire crédit le cher ange... j’ai refusé. Étant donné mon départ définitif, je ne voulais laisser une ardoise.
J’ai bien mangé, j’ai bien bu, merci... gros con de petit Jésus de mon cul.
Allongée sur mon lit douillet, avec le doudou de Kiki entre mes mains, j’attends le départ.
— À tout de suite Kiki !