Dans les faubourgs de Vienne, quelques années après la fin de la Première Guerre mondiale. Pris d'une impression de déjà-vu, un homme se rend compte qu'il se trouve dans le café Gluck (angle de l'Alserstrasse), refait à neuf depuis, où il avait coutume de rencontrer le bouquiniste Jacob Mendel, alors qu'il cherchait des documents pour faire des recherches sur le mesmérisme. Il apprend alors de la bouche de Madame Sporschil, la vieille "femme des lavabos", la fin pitoyable de l'homme, qui de son vivant était un véritable catalogue vivant, capable d'enregistrer et de retrouver les références d'un nombre incommensurable de livres.

EXTRAIT

“Sous des sourcils touffus et grisonnants, deux yeux étranges nous fixèrent, deux petits yeux vifs, mobiles et pointus comme une langue de serpent. Je lui fus présenté. J’expliquai le but de ma visite, non sans avoir pesté contre le bibliothécaire qui n’avait pas voulu me renseigner. Mon ami m’avait expressément recommandé cette ruse. Mendel s’appuya contre le dossier de sa chaise.”

ISBN 9782851220172

Imaginaire n°615
vendredi 1er mars 2024
inspirée par
“Le bouquiniste Mendel”
de Stefan Zweig
 
On croit fermement que les choses seront toujours comme elles ont été... rien n’est moins sûr si on n’y prend garde.
 
OUBLIER
 
Jessie regarde la devanture de ce que fut la librairie, d’un œil triste.
— Eh oui, madame, c’était avant, l’interrompt dans ses pensées, un passant.
Elle se retourne, le regard perdu, dans le brouillard de sa mémoire.
— Pardon ?
— Je voulais dire qu’avant on avait le droit de lire.
Elle se force à sourire, on ne sait jamais, c’est peut-être un “provo”.
— Oui... c’était avant, conclut-elle, sibylline pour ne rien dévoiler de son opinion.
Le passant repart, il a l’air contrarié, mais n’insiste pas. Jessie, quant à elle, prend le chemin opposé.
La rue est vide, seule une épicerie est ouverte, et les maisons alentours semblent des fantômes statiques et oubliés. Sur les murs, des affiches de “propag” imposent leurs slogans.
“Suivre les consignes c’est être libre”, “Ne regarde pas en arrière, va seulement de l’avant”, “Apprendre c’est prendre le risque d’être déçu”, “Aie confiance, suit les consignes”. Et tant d’autres messages à la population.
Soudainement, derrière elle, le bruit d’une vitrine brisée. Elle se retourne brusquement, et tandis qu’elle voit l’homme qui l’avait importuné partir en courant, elle constate la vitrine fracassée de la librairie.
Elle revient sur ses pas. S’approche avec prudence. Elle regarde de gauche et de droite... personne ne semble s’être ému de cet attentat, les fenêtres restent muettes et aveugles.
Mais une lumière à l’intérieur attire son regard. La lumière tremblante d’une bougie qui se déplace.
— Il y a quelqu’un ? demande-t-elle, chuchotante.
La lumière se fige dans le silence du crépuscule de cette morne journée. L’air même est silencieux, pas un souffle, même une respiration.
Inquiète mais effrontée, Jessie passe par le trou et rentre dans ce que fut cette librairie pleine d’ouvrages, désormais interdits. Elle avance à pas mesurés et prudents. Toujours aux aguets des bruits de la rue, au cas où les Brigades arriveraient.
— Il y a quelqu’un ? répète-t-elle d’une voix un peu plus hardie.
— Chuuuut, entend-elle
La porte au fond du magasin s’entrouvre alors que la flamme disparaît, soufflée.
— Qui êtes-vous ? questionne-t-elle.
— Entrez... dépêchez-vous ! dit une voix apeurée.
Comme happée par sa curiosité, elle accède à ce qu’on lui dit. Elle pousse légèrement la porte, s’engouffre, puis une main la referme doucement mais fermement.
On rallume la bougie, et Jessie peut alors voir le visage d’un homme, un vieil homme, vouté, ridé à l’extrême, les yeux fatigués, mais étonnamment souriant.
Elle ne peut s’empêcher de poser la question qui lui brûle les lèvres.
— Qui êtes-vous ?
Il la prend par le bras, placide.
— Venez.
Elle se laisse faire, après tout ce vieil homme ne semble pas être un danger.
Jessie le voit appuyer à un endroit d’un mur avant que celui-ci ne s’ouvre sur les ténèbres. Portée par son appétit d’aventure, elle le suit à l’intérieur.
Le mur se referme, glissant en silence.
Apparaît alors dans la clarté des lampes qui se sont allumées d’un coup, une très grande pièce, sans fenêtres, mais équipée comme un appartement de l’ancien temps. Il semble y avoir tout le confort pour vivre. Et même plus, puisque les murs sont remplis de bibliothèques débordantes... de livres !
Jessie est tétanisée. Elle qui n’a jamais qu’entendu parler de ces objets rectangulaires, qui diffusaient dans l’ancien temps savoirs et opinions, rêves et expériences.
L’homme s’est assis dans un fauteuil en cuir, usé comme son propriétaire. Il se sert un whisky.
— Je vais répondre à ta question, maintenant, jeune fille. Je m’appelle Mendel, et cette librairie était à moi avant le “Grand chambardement”. Mais assis toi.
Silencieuse, totalement subjuguée par ce qu’elle voit, elle s’assoit, en face de ce Mendel.
C’est à ce moment-là qu’elle remarque, posé à côté d’elle, sur un guéridon... un livre.
— Tu sais lire ? demande-t-il, presque inquiet.
— Oui monsieur, ma grand-mère m’a enseigné, en secret et à l’abri des provos. Mais ce livre... il parle de vous ?
— Non, c’est fortuit, l’auteur a fait œuvre d’imagination... une chose oubliée aujourd’hui.
Elle prend l’ouvrage, et lit à haute voix :
— “Le bouquiniste Mendel”.