Imaginaire n°616
lundi 4 mars 2024
inspirée par
“Le café raconté par Alexandre Dumas”
d’Alexandre Dumas
Prendre le temps de vivre à une terrasse... avant le pire.
VARSOVIE
Préambule :
L’p’tit café chez Denis éditions offre à chacunæ de ses clientæs un petit opuscule, “Le café”, tiré de l’œuvre magistrale d’Alexandre Dumas, “Grand dictionnaire de cuisine”, édité par Denis éditions.
Varsovie, fin août 1961.
Tadeusz, pianiste de Jazz est à la terrasse du “Kawiarnia jazzowa”[1]. C’est sa pause avant de commencer la soirée spéciale “Count & Duke”[2].
Il fait presque nuit, et cet été-là est chaud. La soirée s’annonce en sueur... mais en musique.
C’est justement au moment où Janka arrive que la sono passe “In a sentimental mood”[3].
— Eh ben, j’arrive pile-poil, mon tout beau.
Il la regarde, les yeux perdus dans les siens.
— Ouaip... tu le r’connais ce morceau ?
Elle lui sourit...
— J’pense bien... Tu m’as demandé en mariage sur ça, mais il était joué par...
— Django !... 1937... au Harlem[4], à Paris... c’était avant sa séparation avec Salvador. Pas jeune le morceau, mais quel morceau, hein ma biche ?
— Attend...
Elle cherche dans sa mémoire.
— Le Duke l’a sorti en 1935 ?... C’est ça ?
— Exact, ma chérie... mais là, ils nous passent la toute nouvelle version avec Coltrane[5].
— 1935... ça nous rajeunit pas.
— On a quitté Varsovie cette année-là... c’était pas plus pire qu’aujourd’hui, même si... dit Tadeusz, le regard dans le vague.
— C’est à Paris que tu t’es mis au piano mon chou, au Harlem.
— Eh oui... et toi... tu te rappelles ?... La jolie serveuse que tu étais.
Elle plisse les yeux, boudeuse.
— C’est pas mon époque préférée... depuis que je suis sur scène, j’ai moins de mains baladeuses un peu partout, ça me manque pas.
Il esquive, compréhensif.
— Ouaip... tu prends quoi bichette ?
— Une bière.
Tadeusz se retourne vers le serveur qui passe juste derrière à ce moment-là.
— Bohdan, tu nous mets une bière et un café pour moi.
Le serveur lui met la main sur l’épaule, un rien taquin...
— Un italo serré ?
— Pourquoi... on peut le prendre autrement ?
Ils se sourient.
Tadeusz se retourne vers sa douce Janka.
— Tu chantes ce soir ?
Oui, monsieur le conte[6] !... Sarah Vaughan... c’est moi ce soir.
— Tu vas être magnifique ! Ça va me rappeler de chouettes souvenirs.
— Berlin 1930... ce sacré cabaret où on s’est connu, tu te rappelles ?
— Oui... Berlin... avant le...
Tadeusz est soudainement maussade, les images qui passent aux actualités de ce mur que construisent les russes, en plein dans l’ancienne capitale du Reich, rend les esprits ténébreux. Le face à face des américains et des soviétiques a failli dégénérer le 13 août. On redoute le pire. Tout dépend de la volonté de Khrouchtchev de montrer les muscles... vieille habitude chez eux. Et comment va réagir le jeune président Kennedy, d’autant qu’il s’est pris une branlée dans la baie des cochons, à Cuba il y a quelques mois.
L’époque est rude... un peu plus de quinze ans après la seconde guerre mondiale.
Soudainement, dans la chaleur de ce mois d’août qui prend fin, le son lugubre d’une sirène hurle dans la pénombre.
Tadeusz et Janka se figent. Le serveur est là, lui aussi statufié avec son plateau. Les quelques passants de la rue, dans le même état de sidération, lèvent la tête, essayant de distinguer dans le ciel... le souvenir de 1939.
— Meeeerde !
[1] “Café jazz”, en polonais.
[2] Référence à Count Basie et Duke Ellington.
[3] D’humeur sentimentale.
[4] Club jazz parisien de cette époque.
[5] Cette version date de... 1962... mais chut !
[6] Jeu de mot habituel : Count, Conte ; Duke, Duc.