“Denis éditions” éditions artisanales - Plus qu'une édition, une envie de partage
Des “micronouvelles” ; petites histoires du monde aux accents désabusés sur fond d’humour jaune ou noir.

EXTRAIT

“La routine des jours

Lui, ce qui le sidère le plus, en fin de compte, c’est qu’il puisse vivre sans autre projet, sans autre ambition apparente, que d’attendre la fin d’un jour et le commencement d’un autre, lequel n’aurait pour objet que de laisser la place, à son tour, au jour suivant, et ainsi de suite, un peu comme s’il lisait un livre sans grand intérêt et qu’il continuerait d’en tourner mécaniquement les pages, téléguidé par une sorte de réflexe ancestral, pavlovien et inconscient.”

ISBN 9782851220745

Gazette n°513
vendredi 7 juillet 2023
inspirée par
“Le monde englouti... en un seul repas”
de Thierry Roquet

La lecture est une découverte pour tous !

LA VERITÉ

C’était un jour comme un autre, Albert, un gentil ver de terre, faisait sa promenade matutinale dans l’herbe fraiche de cette belle prairie où il avait trouvé refuge.
Il sifflotait gaiement, sinuant entre les salades, aux premiers rayons du soleil.
C’est aux détours des fanes de quelques carottes qu’il le vit.
Des feuilles voletantes au gré du vent. Il s’en approcha, curieux qu’il était de tout ce qui l’entourait. C’était nouveau pour lui.
Que cela pouvait-il être ?
Se mouvant par contractions rampantes, il fut enfin plus proche de ces choses.
“C’est bizarre tous ces signes qui décorent la blancheur de cette salade ?” se posa-t-il comme question.
Pris d’une ferveur aventurière, il osa franchir le seuil du bord d’une des feuilles qui était étalée sur le sol.
Le contact avec cette matière qui lui était encore inconnue, lui procura un plaisir particulier. En effet, la texture de cette chose parfaitement rectangulaire, lui permettait d’avancer sans trop d’efforts.
Il parcourut la surface de la chose de long en large, emporté par son exaltation. Les dessins, sortes de traits noirs droits ou courbes et de différentes tailles qui s’étalaient partout lui semblait former un message.
“Dieu m’envoie ses ordres... mais comment les déchiffrer ?” Il était perplexe.
Il reconnut alors qu’il y avait un nombre restreint de dessins qui se répétaient ici et là de façon aléatoire... “ou voulue”, conclut-il.
Il commença alors à vouloir en découvrir le sens. Si dieu lui envoyait cela, il lui fallait bien entendu tout faire pour comprendre cela.
Il prit la résolution de commencer par ce qui semblait être le début.
Il y avait un signe formé d’un bâton vertical et se terminant par un autre, horizontal. Ça faisait un « L ».
Albert, tremblant de crainte... car avait-il le droit de prononcer ce signe ?... osa dire tout haut, comme inspiré :
— L.
Ensuite, un peu en hauteur, mais presque coller à “L”, il y avait comme un petit trait, le dessin était celui-ci : « ’ ».
Il sentit que ce n’était qu’une respiration entre deux signes, aussi il ne dit rien et passa au suivant. C’était une sorte de rond mais cassé par une barre verticale dans son “dos” : « a ».
Il dit, toujours inspiré par la xénoglossie dont dieu lui fit grâce :
— a.
Son enthousiasme de ver de terre était à son comble. Et pousser par une foi profonde, il assembla les deux premiers signes :
— L’a
“Ô dieu, comme c’est beau !” pensa-t-il émerveillé.
Il continua, décidé à traduire en sons la parole de dieu, tout ver de terre qu’il était.
Le dessin suivant formait une sorte de crochet inversé, une barre verticale terminée par une petite courbe, « r ».
Cette fois, passionné, il dit :
— L’ar.
Des larmes courues de ses yeux, tellement il était ému de ce que dieu lui permettait de comprendre.
Suivait une forme, comme deux arches collées l’une à l’autre. « m ».
— L’arm.
“Merveilleux”. C’était le seul mot qui lui vint à l’esprit.
Puis un autre signe, comme une goutte d’eau, mais plus courbée. « e ».
— L’arme.
Un frisson de joie inextinguible le transporta.
Il y avait un espace avant la répétition du rond cassé. « a ».
— L’arme a.
Soudainement. Comme si dieu lui offrit la connaissance pour prix de ses efforts, il put “lire” d’un seul coup tous les signes de ce qui formait une ligne :
“L’arme atomique sera employée”.
Il savait lire ! C’était formidable, s’il avait eu des membres inférieurs, comme les êtres gigantesques qu’il avait vu auparavant, aller de-ci de-là ; il aurait sauté de joie.
D’ailleurs... soudainement, il s’aperçut qu’il y avait plusieurs jours qu’il n’en avait vu bouger.
Il y en avait bien de ces êtres-là, mais ils ne bougeaient plus. Certains étaient couchés sur le sol de leurs habitations, d’autres comme dormant, tout blancs, en position assise, devant une sorte de rectangle lumineux qui n’émettaient plus rien comme bruits ou images qui bougent.
Albert chassa de son esprit ces pensées inutiles. À quoi bon ces êtres. Dieu lui avait envoyé, lui le ver de terre, un message d’espoir et de conquête, pour lui et les siens... pour la verité[1].

Épinac, le 7 juillet 2023

[1] Il y eut “l’humanité”... et maintenant, il y aura... “la verité”.