“Denis éditions” éditions artisanales - Plus qu'une édition, une envie de partage
Une histoire d’une des plus longues rue de Paris, au travers de quelques anecdotes oubliées. Marie-Aimée Latournerie nous livre ici un ouvrage rare et emprunt de nostalgie.

EXTRAIT

“La plaine de Grenelle est l’œuvre d’un méandre de la Seine… à supposer d’ailleurs que ce soit la Seine qui traverse Paris puisqu’au confluent à Montereau, le débit de l’Yonne est, selon certains, supérieur à celui du fleuve dont cette rivière capricieuse, venant du Morvan, est censée être l’affluent. Faire le tour à pied de cette plaine est un voyage d’environ trois heures dans l’espace et de plusieurs siècles dans le temps.”

ISBN 9791094773543

Gazette n°517
lundi 17 juillet 2023
inspirée par
“Grenelle”
de Marie-Aimée Latournerie

Il y a des endroits qu’on voudrait vivre.

PASSÉ DÉCOMPOSÉ

Ça faisait si longtemps que je n’étais pas allée à Paris. Ses bruits incessants, cette foule indifférente, ses appels continus à consommer, ce bitume sale. Mais j’y étais pour un rendez-vous galant.
C’était un soir de juin, la nuit embellissait de ses lumières urbaines ce bout de capitale. Je me suis retrouvée rue de Grenelle, je ne sais comment, devant un café. Un de ces espaces où le et la parisienne viennent se détendre. Célibataire, à deux ou en groupe.
Je me suis assise. Humant l’air chaud de cet été, regardant les pas pressés des autochtones, à cette heure tardive, iels voulaient certainement se retrouver dans leurs pénates. Un mec aux cheveux longs, guitare à la main, s’était installé juste en face de la terrasse, assis sur un banc, une coupelle à ses côtés avec quelques aumônes. Il jouait un air :

Oh, Pilot of the storm who leaves no trace, like thoughts inside a dream,
Heed the path that led me to that place, yellow desert stream.
My Shangri-La beneath the summer moon, I will return again,
Sure as the dust that floats high in June, when movin' through Kashmir.[1]

J’étais envoûtée par cette chanson de Led Zeppelin que j’ai toujours adoré. Et ce mec l’interprétait avec tellement de douceur nostalgique.
J’étais à mes pensées, les yeux fermés.
Quand je les rouvris, il faisait jour !
Je me suis levée d’un coup et j’ai failli renverser la petite table avec ma bière.
“Qu’est-ce qu’il m’arrive ?” ai-je pensé tout de suite. M’étais-je assoupie sans m’en apercevoir ? Étais-je passée dans une autre dimension ?
Le fait est que j’étais là, en face d’un type que j’avais du mal à reconnaître, et de Philippe... Philippe qui est mort l’année dernière !
— Chérie ? Qu’est-ce qu’y t’arrive ?
Le mec à côté de moi, qui me parlait, j’avais l’impression de me souvenir de sa voix.
Il mit sa main sur mon épaule avec une gentillesse infinie, alors que Philippe me regardait, narquois... comme ça lui arrivait de temps à autre.
Je commençais à comprendre que le gentil garçon à mes côtés était amoureux de moi. Ça m’a fait tout bizarre, pas qu’on puisse m’aimer, mais d’avoir l’impression de l’être par moi-même. Ce n'était qu’une impression fugace.
— Isabelle, t’arrêtes ton cinéma ! me dit Philippe assez brutalement.
— Allons, tu vois bien qu’elle a un souci, me défendit...
...Denis !
Cette fois ce n’était pas la table qui allait tomber à la renverse. Je me suis raccrochée aux épaules de mon chevalier servant qui me regarda avec tellement d’amour que ça me fit comme un frisson dans l’échine.
J’étais amoureuse... de moi, concomitamment dans les deux sens ! Enfin... de moi quand j’avais dix-sept ans. Ça me rendait folle de découvrir ça.
— Denis ?
— Oui mon amour.
— Si on rentrait chez toi ? Je ne me sens pas bien.
— Ah ! Tu vois Philippe, s’adressa-t-il à lui.
— Mouaih, elle a le feu au cul plutôt.
Denis fronça les sourcils.
— Tu penses toujours à ça toi !
Philippe fit une moue dédaigneuse.
— Pas mon style.
Mon amoureux se retourna vers moi avec son beau sourire.
— Okay Isabelle, on y va.
C’est au moment où on se levait et que je compris que je risquais de me faire baiser... par moi-même, que cette fois mes jambes ne me tenant plus ; je tombai par terre.
— Madame ? Ça va ?
Il faisait nuit, je me retrouvais en un instant à ma “bonne époque”, les gens autour de moi ne me regardaient même pas, comme on ignore une personne désorientée. Mais l’homme qui me prit le bras pour me remettre sur pieds, lui, était plein d’attentions. Je me laissais faire par sa galanterie.
— Vous vous appelez comment ? demanda-t-il.
— Isabelle...
— Enchanté, moi c’est Denis.

Épinac, le 17 juillet 2023

[1] Oh, Guide de la tempête qui ne laisse aucune trace, comme des pensées dans un rêve,
Fais attention au chemin qui me mena à ce lieu, la piste jaune du désert.
Mon paradis terrestre sous la lune d'été, j'y reviendrai à nouveau,
Sûr comme la poussière qui flotte haut en juin, traversant le Kashmir...