Gazette n°552
vendredi 6 octobre 2023
inspirée par
“Promenades à quatre”
d’Olivier Hervy
Des promenades qui sont des périples.
FRATRIE
Abidjan, mai 2023
Mumboko, grand africain pauvre et désœuvré, le visage soucieux, se lève de son lit. Il s’assoit sur le bord, le regard porté au loin, au-delà du mur qui lui fait face.
Son rêve toujours en mémoire.
— Qu’y a-t-il ? lui demande, un peu inquiète, sa femme Awa.
Il se retourne, lui sourit en silence et lui baise le front.
— Rien mon amour, rien qui puisse te préoccuper... juste mon rêve.
Elle lui rend son sourire, rassurée.
— Toujours le même ?
— Oui, mais différent cette nuit.
— Tu veux me raconter ?
— Je vais faire le thé, je t’en parle après si tu veux bien.
Il va se débarbouiller, s’habille et sort de la chambre, toujours la tête remplit des souvenirs de ce songe récurrent.
***
Assis sur la petite terrasse de leur pauvre maison. Cette maison bordant le Parc du Banco, dans le quartier Adjamé d’Abidjan... ils sont silencieux dans le bruit continuel de la ville.
— Mon cœur, interrompt-elle alors cette pause, veux-tu me raconter ton rêve ?
Sortant des brumes de ses réflexions, Mumboko prend une longue respiration.
— Oui... tu sais déjà ce que je t’en ai dit. Mais cette nuit, mes trois frères aînés, Mbuyi, Kabanga et Sékou ne sont pas morts.
Awa a l’air surprise.
— Pourtant... ils le sont bien ?
— Je sais mon cœur, mais c’est ce que le rêve m’a dit : “Ils sont vivants !” J’ai entendu leurs voix m’appeler.
Awa se lève, très tendrement, elle vient dans son dos, pose les mains sur ses épaules, se baisse et l’embrasse dans le cou.
— Si tu dois y aller... va mon amour. Je te rejoindrai plus tard. J’ai confiance.
***
Paris 26 mai 1993
Mbuyi l’aîné, son frère jumeau le rieur Kabanga, le tranquille Sékou et le petit dernier âgé de dix ans, Mumboko, sont dans ce café pour regarder la finale de la Ligue des champions. Marseille face à Milan.
— Mbuyi, je sors... j’ai un peu mal à la tête, demande le petit Mumboko à son grand frère de vingt ans.
Dans l’excitation du moment... Basile Boli qui tire et marque un but, Mbuyi n’entend rien mais lui tape sur l’épaule comme s’il avait compris.
Sortant hors du tumulte joyeux des supporters, le jeune frère s’assoit sur un banc, sur le terre-plein, en face du café. Quand soudainement une déflagration dans la cave de l’immeuble le fait s’écrouler comme un château de cartes.
Mumboko, “protégé” par un kiosque à journaux, en sort indemne, juste couvert de poussière grise. Pétrifié par cette horreur. Il n’a pu bouger. Il est resté là, regardant les ruines du tombeau de ses frères.
On n’a jamais retrouvé leurs corps. Et, finalement, ses parents, sa grande sœur et lui sont repartis en Côte d’Ivoire avec leur chagrin. Ne pouvant continuer à vivre dans ce pays maudit.
***
Méditerranée, avril 2024
Après presque un an pour aller vers Alger... à pied, après avoir échappé mille fois à la mort, à l’esclavage, il est arrivé. Son lointain cousin Assane lui avait dit “Mumboko, si tu le souhaites, je te fais passer en France... quand tu veux.”
Assane, kényan expatrié, est un entrepreneur prospère dans la pêche et il a donc des bateaux. C’est comme ça que Mumboko s’est retrouvé sur ce bateau, “Le Mngwa”, petit bateau de pêche, sans doute trop frêle dans la tempête qui s’est abattue.
Une lame d’eau puissante et dévastatrice a renversée le flyer[1].
Mumboko, accroché désespérément à un morceau, regarde le ciel. Une larme coule sur sa joue.
Il se laisse glisser... rejoindre ses frères. “Tous les quatre enfin réunis”, pense-t-il au dernier moment.
Épinac, le 6 octobre 2023
[1] Bateau de petite taille, pouvant servir à la pêche... en bord de mer.