Œuvre méconnue de l’auteur de “Justine” et de “La philosophie dans le boudoir”*. Sade était un anticlérical forcené. Il livre ici un dialogue acerbe et cynique d’un moribond face à un curé convaincu de sa croyance.
*édité et disponible sur cette boutique dans la rubrique “Pour les adultes”.

EXTRAIT

“Le prêtre : Le créateur est le maître de l’univers, c’est lui qui a tout fait, tout créé, et qui conserve tout par un simple effet de sa toute-puissance.
Le moribond : Voilà un grand homme assurément. Eh bien, dis-moi pourquoi cet homme-là qui est si puissant a pourtant fait selon toi une nature si corrompue.”

ISBN 9791094773772

Imaginaire n°562
lundi 30 octobre 2023
inspirée par
“Dialogue entre un prêtre et un moribond”
de François de Sade

Un dialogue qui devra avoir lieu.
 
JUSTIN
 
(les dialogues de Justin sont tous en langue des signes, ils sont entre guillemets)
— Faites entrer l’accusé ! tonne le président du tribunal, Karl Eipstein.
Justin est un orang-outan. Il y a trois ans d’ici, il a tué un employé du Zoo de Lyon, au Parc de la Tête d’or.
D’abord condamné, sans jugement, à être euthanasié, il n’a eu la vie sauve que grâce à l’action des Groupes L214, Les soulèvements de la terre, Pink-Block et bien d’autres. Après des semaines d’émeutes, de boycotte, de manifestations ; le législateur a voté en urgence absolue une loi donnant le droit aux animaux à la même défense devant les tribunaux que les humains. Mais tout d’abord, la ministre de la Justice, Ségolène Royal, avait proposé un tribunal spécial “animaux”. Or, il n’en était pas question pour les défenseuræs de la cause animale. Le bras de fer entre le gouvernement Darmanin et les groupes “écoterroristes” comme aime à les qualifier le premier ministre, a continué et s’est amplifié. Le saccage des rayons animaux dans les grands magasins, leur boycotte pratiquement total et les destructions de biens de gérants de magasin, élus, grands patrons, ont fini par faire céder Darmanin qui était assiégé par les victimes de ces voies de fait.
Ce 4 août 2039, Justin fait donc son entrée au tribunal de grande instance de Paris, accompagné, cela va de soi, par son avocat, Maître Arnaud Gesver.
Sous le crépitement des flashs des reporters, Justin reste de marbre, on lui devine même un sourire bienveillant. Après tout, c’est un peu aussi grâce à la presse qu’il se doit d’être là, en tant que justiciable comme un autre.
— Veuillez décliner votre identité, demande le président Karl, à Justin.
“Je me nomme Justin, fils de Ysa et Yasmin, né en 2023 dans les environs de Yaoundé, je suis arrivé en France, par le biais de braconniers à la solde de commanditaires du Zoo de Lyon.”
— Objection ! Je demande que le dernier commentaire de l’accusé soit effacé des débats, cela n’est pas encore prouvé et l’affaire est en cours d’instruction, s’insurge l’avocat général, Jean-Patrick Buisson.
— Objection retenue ! veuillez continuer monsieur Justin, et vous en tenir seulement à votre affaire.
— Vous noterez tout de même, monsieur le président, que l’affaire du Zoo de Lyon est à l’instruction, depuis... 2003 ! Soit bien avant l’acte dont est accusé mon client.
— Maître, vous aurez la parole lorsque je vous l’autoriserai, et non avant.
Un murmure désapprobateur parcourt la salle, remplie principalement de membres du comité justinien. Seuls quelques applaudissements sporadiques se manifestent du côté de sympathisants chrétiens, pour la plupart membres de Civitas, qui fut d’ailleurs débouté de sa demande d’être partie civile.
— C’est scandaleux ! Immonde ! Ce n’est qu’une parodie de justice, s’exclame un quidam en soutane, brandissant une croix.
— Faites sortir cet énergumène énervé ! crie le président Karl, excédé de ces outrances.
Les “branleurs de chapelet”, comme l’a si bien écrit IsGé (pseudonyme d’unæ auteuræ in-connuæ à ce jour), dans le Canard enchaîné. Ceux-là, face à la déferlante justinienne, ont manifestés — en très petit nombre — lors de processions grotesques avec force génuflexions et prières mariales.
— Je vous écoute, donc, monsieur Justin, s’adresse au prévenu le président Karl, souriant. Veuillez continuer.
“Je suis alors arrivé au Zoo de Lyon, à l’âge de deux ans, sans mes parents, assassinés par... des gens...”
Quelques rires approbateurs fusent.
— Objection, votre honneur ! Le prévenu ne peut accuser sans preuves.
— Ah ! Mais vous permettez, monsieur l’avocat général. Ce procès-là a bien eu lieu ! En 2012, les braconniers ont été déférés devant le tribunal de Yaoundé et bien reconnus coupables de braconnage... mais depuis, grâce à la loi Royal d’égalité entre humains et les autres espèces devant la loi, on peut qualifier ces crimes d’assassinats !
— Objection rejetée.
Le président lance un regard noir à l’adresse de l’avocat général Buisson, puis il se retourne de nouveau vers Justin.
— Continuez, monsieur, je vous prie.
“Merci monsieur le président, dès mon arrivée au Zoo, monsieur Hoffman, m’a pris en grippe, et il n’a eu de cesse de me brimer, de m’humilier en tout temps.”
— C’est pour cela que vous l’avez poignardé avec son propre couteau ?
“Non... enfin, pas directement, monsieur le président.”
Le sourire de plus en plus bienveillant du président Karl envers l’accusé est bien visible, et le respect de Justin à son égard n’y est certainement pas étranger.
— Dites-nous les circonstances, selon vous, qui vous ont amenés à cette extrémité.
“Oui, le 10 juin 2036, monsieur Hoffman, pris de boisson, voulait m’obliger à boire mon urine en me menaçant de son couteau. Il riait de m’humilier encore. Sur mon refus de me soumettre, il a pressé sa lame sur mon cou.”
— Objection ! Il n’y a pas eu de témoin pour accréditer la thèse de l’orang-outang !
Des clameurs de protestation émanent de la salle, tandis que des rires gras s’expriment de quelques-uns.
— Monsieur l’humain, vous n’avez pas à rabaisser le prévenu en citant son espèce, grommelle le président Karl à l’attention de l’avocat général... objection refusée. Continuez, mon-sieur Jus-tin, dit-il clairement.
Justin se force à ne pas trop en faire, en acquiesçant aux paroles aimables du président du tribunal.
“Je reconnais que pour défendre non seulement mon honneur...”
Des cris hystériques de certains interrompent encore le procès en cours.
— Gardes ! Faites évacuer les imbéciles, se récrie le président. Pardon pour eux, finissez votre déclaration, monsieur Justin.
“Merci, monsieur de président... donc, pour sauver aussi ma vie que je sentais en danger, je me suis emparé de l’arme et je lui ai planté dans le ventre... il s’est écroulé en m’injuriant et a expiré rapidement. Voilà mon récit, monsieur le président, messieurs et mesdames du jury.”
 
***
 
Il est tard, la nuit est déjà tombée, lorsque le jury revient pour annoncer au monde le premier verdict d’un procès homodikaios[1].
— Accusé, levez-vous ; vous allez entendre le jugement rendu. Madame la première jurée, veuillez nous en donner connaissance.
Un souffle d’inquiétude traverse la salle.
— Oui, monsieur le président... le jury, après avoir étudié l’affaire qui lui était soumise, et aux vues des articles idoines, l’accusé Justin est déclaré innocent...
Une clameur de joie balaie l’assistance, faisant taire les derniers représentants anti-jus-tiniens, qui la tête baissée, ruminent leur défaite.
— ...le Zoo de Lyon est condamné à indemniser le prévenu pour une somme de cinq cent mille euros, avec une contrainte de cinq mille euros par jour de retard au paiement de cette indemnité.
— Le prévenu est libre dès à présent, conclut le président Karl Eipstein, qui sentant le moment historique, va à la rencontre de Justin afin de lui serrer la main.
La photo fera le tour du monde, illustrant les unes de pratiquement tous les journaux, en cette nuit du 4 août 2039, deux-cent cinquante ans après une autre fameuse nuit.

[1] Homo : semblable, pareil et dikaios : Droit, juste.