Imaginaire n°566
mercredi 8 novembre 2023
inspirée par
“Droit au but”
de Gérard Battaglia
Il y a des fois où il faut croire en l’humanité.
LES COMPAGNONS
— C’est combien pour le taxi ?
— Ça dépend, monsieur, de la destination.
Florhad, poète iranien en rupture de ban d’avec le régime des mollahs, ne peut que s’enfuir s’il veut survivre. Son dernier recueil, ode à l’apostasie et à la critique acerbe contre toutes les religions, n’a pas eu l’heur de plaire.
— Direction ?
Florhad, sans doute naïvement, n’avait pas pensé vraiment, dans sa fuite précipitée, à la destination qu’il devait prendre. Mais pour le moment, c’était surtout d’échapper aux Gardiens de la Révolution, pit-bulls psychorigides du pouvoir.
— Alors, monsieur ?
Soudainement, il se souvenait de ce petit port de pêche, Rhatlizak[1] à l’est de Konarak[2], où enfant, ils allaient, lui, ses parents et ses deux sœurs, en vacances loin de Bandar Abbas où son père était ingénieur.
— Direction Konarak.
— Konarak ? C’est pas à côté !
Se souvenant de l’autorité de son père... il en reprend l’attitude.
— Mission particulière !
Ce disant, il lui donne un beau gros billet de Rials.
— De Téhéran à Konarak, on en a pour deux jours...
— On s’arrêtera à Yazd pour la nuit, au Parsian Safaiyeh, l’hôtel vous est offert.
Le chauffeur, sur le ton péremptoire de son passager, sans discuter, démarre aussitôt. Même si dans son esprit, il se demande bien qui est ce haut personnage qui apparemment voyage incognito. Mais une nuit dans un cinq étoiles... ça ne se refuse pas.
***
Florhad s’était finalement endormi, et son sommeil fut la proie de cauchemars aux accents prophétiques.
— Monsieur ! Monsieur ! On est arrivé.
Derafsh, le chauffeur, secoue son client.
— ... Konarak ?
Tout étourdit encore de ses songes, il ouvre les yeux.
— Non monsieur, Yazd !
Reprenant ses esprits afin de ne pas éveiller ses soupçons, il remet sa cravate en ordre, plisse les yeux et sort du véhicule.
— Bien, allez prendre nos chambres... voilà de quoi payer, vous garderez le reste.
Devant tant de générosité... la situation lui semble bizarre... la pingrerie des mollahs est quasiment proverbiale.
— Bien monsieur.
Florhad, sentant l’hésitation de Derafsh... tente le tout pour le tout.
— Quel est ton nom ?
— Derafsh Farzaneh.
— Bien, je vais te dire le mien... Rezvani... Florhad Rezvani !
À entendre le nom de ce poète célèbre, dont les écrits sont interdits par les mollahs, il ne peut réprimer une joie intense.
— C’est vous ?
— Tu vas me donner aux exécuteurs ?
Derafsh, sincèrement ému, lui prend les mains et les serre dans les siennes.
— Jamais... maître !
— Ne m’appelle plus ainsi... il n’y a nuls maîtres en ce monde Derafsh !
— Merci... dis-moi comment je peux t’aider, moi ou mes amis feront tout ce qui est possible pour ça.
— Ali Khamenei ne veut pas ma mort... mais il souhaite me voir enfermer dans un asile. Je suis trop connu dans le monde pour qu’il me fasse tuer. Aussi l’aide que toi et tes frères et sœurs peuvent m’apporter, est la bienvenue... mais il n’est pas question de vous mettre en danger... pour vous ce serait la mort !
Derafsh, touché par l’attention que lui porte ce si grand poète qu’on veut enfermer pour le faire taire à jamais... a presque les larmes aux yeux.
— Ne t’inquiète pas. J’ai, moi et mes compagnons de lutte, une bonne habitude. On va te faire faire de beaux faux papiers !
Derafsh dit cela avec un large sourire où pointe une ironie glaçante à l’égard des enturbannés.
Cette fois, c’est Florhad à être ému.
— Merci l’ami. Je suis heureux de ton aide et de celui de tes camarades... comme quoi, finalement, je n’ai pas eu tort d’aller avec toi, droit au but !
***
5 décembre,
Londres
Très cher compagnon, grâce à toi et tes si chaleureux amis, j’ai pu éviter le pire. Je le sais... je vous suis éternellement redevable de votre dévouement, je sais aussi que vous faites cela pour rien, et votre humanité me suit et m’habite pour toujours.
Que les esprits vous tiennent à jamais en garde.
Florhad
[1] Nom d’un village fictif sur les bords du Golfe d’Oman.
[2] Capitale du district éponyme.