L’histoire de la révolution populaire de Février 1917, racontée par l’un des plus célèbres bolchéviques : Léon Trotsky. Absent lors des évènements de Saint Petersbourg, il s’est inspiré des récits des protagonistes mêmes. Ce récit vous plonge dans ce tremblement. de terre politique de la révolution russe... de Février 1917.

EXTRAIT

“Le 23 février, c’était la “Journée internationale des Femmes”. On projetait, dans les cercles de la social-démocratie, de donner à ce jour sa signification par les moyens d’usage courant : réunions, discours, tracts. La veille encore, il ne serait venu à la pensée de personne que cette “Journée des femmes” pût inaugurer la révolution.”

ISBN 9791094773734

Imaginaire n°575
mercredi 29 novembre 2023
inspirée par
“Février”
de Léon Trotsky
 
Un jour, il faut bien se lever.
 
LA RÉVOLTE GRONDE
 
Sharpov, tout petit village, près de Gora-Valdaï, à une soixantaine de kilomètres de Saint-Petersbourg.
Sharpov compte une dizaine de fermes sur le bord du golfe de Finlande. Sacha Iourilovna Shaliadorsk, jeune veuve, élève son fils, Nikita, et quelques animaux dans sa pauvre ferme depuis la mort de son mari, à la guerre.
La vie est très rude en cet hiver 1917, et les rumeurs de révolte venant de la grande cité des Tsars arrivent avec un peu de retard.
Ce 16 mars du calendrier grégorien, a apporté une nouvelle ahurissante. Des femmes ont manifesté dans les rues de Saint-Petersbourg, il y a quelques jours, en réclamant du pain et le retour de leurs maris, frères ou pères, du front de l’ouest. Et dans la ferme de Gregory Malioukov, qui sert de café, d’épicerie et de salle commune, il y a un vent de révolte.
— Sacha, où vas-tu ?
Elle n’en peut plus de cette misère. Elle sent qu’elle n’a d’autres choix que de rejoindre ses sœurs à la ville.
— Gregory, je vais à la ville, occupe-toi de mes animaux, tu veux ?
— Et ton fils. Tu penses à ton fils ? Il n’a que huit ans !
— Justement, je dois lui offrir un avenir meilleur. Et depuis le passage d’un de ces contestataires, il y a quelque temps, je n’arrête pas de me dire qu’ils ont raison. Il faut chasser ce tyran.
— Tu es folle, Sacha ! Complètement folle.
— Tais-toi ! Je ne veux plus être une bête de somme, que l’état vole et exploite sans vergogne ; tout ça pour les beaux yeux d’une clique pourrie.
— On croirait entendre un de ces prêcheurs révolutionnaires... que des va-nu-pieds ! Des quémandeurs... profiteurs.
— Tu ne sais pas ce que tu dis. Tu répètes sans savoir ce que dit l’Okhrana ! Cette police politique qui nous opprime. Assez discuté.
— Je ne m’occuperai pas de ta ferme, Sacha. Je ne veux pas que tu y ailles.
Sacha ne s’attendait pas à cette rebuffade de la part de ce vieil oncle. Elle sent la colère lui monter à la tête.
— Je vais demander à Oleg !
— C’est ça... va voir ce poivrot !
— Vaut mieux un poivrot révolté qu’un imbécile sobre. Vient Nikita !
Elle sort, emmenant par la main son fils.
— Maman, pourquoi tu es fâchée ?
Elle lui sourit.
— Parce que ton grand-oncle est un idiot, voilà pourquoi.

***

— Tu veux un verre, Sacha ?
Elle secoue la tête, silencieuse, se demandant si elle a vraiment raison de proposer à l’ivrogne du village de se charger de sa ferme.
— Tu ne m’as pas écouté, Oleg.
— Mais si, mais si.
Titubant légèrement, il s’approche de sa lointaine cousine.
— Tu sens la vodka à dix mètres.
— Normal, répond-il avec un sourire narquois, tu crois pas que je vais boire autre chose.
— Laisse tomber, cousin. Je crois que je vais plutôt demander au père Dmitri. Ses sermons m’emmerdent, mais au moins, lui ne boit pas... enfin pas comme un gouffre.
— C’est ça ! Va voir le calotin !
Oleg s’affale sur son vieux fauteuil, tandis que Sacha et Nikita sortent.
— C’était une mauvaise idée, d’aller voir Oleg, mon fils.
Lui, ça le fait rire de voir cet homme. Ça lui fait penser à ce film qu’il a vu le jour du mariage d’une de ses tantes, à Moscou... et de cet acteur, habillé comme un clochard.

***

— Mon père, je dois aller en ville pour quelque temps, pourriez-vous vous occuper de ma ferme pendant mon absence ?
— Ma fille, j’aimerais bien, mais cela m’est impossible.
— Ah ?
— Je dois aller à Minsk, ma vieille mère est mourante. Mais pourquoi ne demandes-tu pas à Gregory.
— Je l’ai déjà fait, mon père, mais... nous ne sommes pas d’accord.
Le père Dmitri est un homme discret, il sait que Sacha est une “forte tête”, il ne l’en aime pas moins, comme on aime une brebis égarée.
— Et Boris ?
— Boris ?... Je l’avais oublié celui-là, mais depuis que mon arrière-grand-mère s’est fâchée avec son arrière-grand-père... c’est compliqué.
— Depuis le temps, vous auriez pu vous réconcilier, tu ne crois pas, ma fille ?
Sacha est dubitative. Évidemment, cette vieille brouille qui date de l’époque de Nicolas 1er[1], c’est une vieille histoire.
— Vous avez raison !
— Bien, ma fille. Je te reconnais bien là, tu as grand cœur.
Elle lui sourit.
— Allez ! Viens Nikita... on va en finir avec cette bêtise.

***

— Tu te fous de ma gueule, Sacha !
— Tu ne veux vraiment pas que nous oublions cette vieille histoire.
— Tant que je serais en vie... non ! La vieille Anastasia n’avait qu’à le faire ! Ce qu’elle a dit de mon aïeul est impardonnable.
C’est à ce moment-là que le jeune Iouri arrive en courant. Le fils de Gregory tient un journal à la main. Tout essoufflé, il se précipite vers Sacha.
— Sacha ! Sacha ! Le Tsar a abdiqué !
Elle, son fils et Boris, pétrifiés par cette nouvelle extraordinaire, restent muets.
C’est Sacha, qui comme à son habitude, prend l’initiative.
— Je vais demander une réunion de village. Il faut que nous allions tous à la ville !

***

Dans la salle commune, chez Gregory, c’est l’effervescence.
— Mais comment pourrions-nous quitter nos fermes... Sacha ! crie Stanislas Karpov, le plus “riche” d’entre eux.
— C’est impossible, Sacha, dit Oleg, un verre à la main.
— Moi, je veux bien.
Sacha se retourne vers celui qui vient de soutenir son projet. Et c’est... Boris !
— Vraiment Boris ?
— Oui... d’autant que finalement tu as raison. Cette vieille histoire entre nos deux familles, est périmée... et depuis la mort de Galina, ma femme, et de ton mari, Piotr... je pense à te marier.
Sacha accuse le coup. Elle ne s’attendait pas à une demande en mariage.
C’est le père Dmitri qui rompt le silence après cette nouvelle.
— Formidable ! Je vais vous marier et nous ferons une grande fête.
— Holà mon père... pas de précipitation.
Boris se rapproche de Sacha. Très souriant.
— Tu veux attendre ?
— La révolution d’abord !... Nous verrons cela en... février prochain !
— Où serons-nous dans un an ? dit, un peu penaud, le père Dmitri.
— Qui sait, mon père ! répond presque en riant, tout en tenant la main de Boris et de son fils.

[1] Tsar de 1825 à 1855.