Alexandre Dumas “écrit la cuisine” comme il écrit un roman, c’est à la fois passionnant et salivant. La cuisine selon Dumas, c’est une aventure, un périple. Évidemment, certaines recettes sont obsolètes, mais la plupart, avec l’imagination de celui qui aime partager, sont réactualisables. Soyez passionné, comme un mousquetaire des fourneaux.

EXTRAIT



Le bon morceau.
(Honoré Daumier
dans “Le Charivari”
du 16 décembre 1836)

“Oeufs à la béchamel. - Mettez dans une casserole quatre ou cinq cuillerées de béchamel grasse ou maigre, coupez quinze oeufs durs comme il est dit ci-dessus, mettez-les dans votre béchamel très chaude, sans les laisser bouillir; finissez avec du beurre et de la muscade; dressez-les et entourez-les de croûtons.”

ISBN 9791094773031

Imaginaire n°576
vendredi 1er décembre 2023
inspirée par
“Grand dictionnaire de cuisine”
d’Alexandre Dumas
 
Cuisiner est un art de “parlé”.
 
LES MOYENS DE LA FAIM
 
— Commissaire, regardez ce qui nous arrive sur cette belle table !
Charles Dupont, commissaire divisionnaire à la Crim’, regarde en salivant déjà, le plat qu’Olivier Flague, le cuisinier de cet établissement de fins gourmets, dépose avec componction devant ses deux invités... le commissaire et son adjoint, Bertrand Juve.
— Bertrand ! Nous allons grailler cela comme des bourgeois... avec délectation.
— Olivier, peux-tu nous raconter ce plat que voilà ?
L’autre, sourire aux lèvres, prend une chaise et s’assoit à califourchon, le menton appuyé dans ses paumes.
— Il s’agit d’un carré d’agneau... un agneau de la baie du Mont Saint-Michel, avec son goût si particulier de sel de mer. Ici, il a été plongé vingt-quatre heures dans une marmite de Riesling, avec des épices indiennes... un mélange personnel dont j’ai, seul, le secret.
— Oh, oh ! Ça promet, dit en se pourléchant, le commissaire.
— Tenez, un p’tit verre de ce délicieux Tokay de Hongrie !
— Bonne idée mon bon Bertrand.
Olivier, interrompu dans son discours, fronce un peu ses sourcils broussailleux.
— Ça vous dérange que je continue ?
— Maestro... nous sommes la langue pendante et les esgourdes bien ouvertes.
— Donc, après cette longue macération, le quartier de viande est découpé en fines lamelles, à la manière italienne.
— Un carpaccio !
Olivier grince des dents.
— Oui... mais, saupoudré suavement de ciboulette et de coriandre hachée, les tranches passent la nuit au frigo. Avant d’être, le lendemain, passées à la poêle à feu très doux, à peine cuite. Juste pour un coup de chaleur.
— Pardon de t’interrompre encore cher Olivier, mais je vois là l’accompagnement... tu nous en parleras aussi ?
Olivier, magnanime, sourit au commissaire.
— Bien sûr Charles ! Tu ne crois pas que je vais vous laisser bâfrer sans vous mettre d’abord l’eau en bouche.
— De l’eau ?... Plutôt quelque cru dont tu as le secret... aussi.
— Ne flagorne pas, Bertrand...
— Pardon, mais tout ça me fait tant envie, boss.
— Je continue, reprend Olivier en coupant le dialogue, évidemment, la partie cuisson de la viande doit se faire en dernier lieu, car il ne saurait être question que cela refroidît. Donc... et pour accentuer encore l’attente de vos papilles, je vais vous narrer la préparation de cet accompagnement de mon invention.
— Chouette !
— Silence, Bertrand, tu indisposes notre ami.
— Oui... donc... tout d’abord la préparation d’un des ingrédients principaux, le Haricot azuki ou haricot rouge du Japon, qu’un ami me fait parvenir directement de Kyoto. Bouillis avec du sucre, et pétris pour donner une pâte, j’en laisse aussi toujours quelques-uns entiers. Ce léger goût sucré se mélange fort bien avec les carottes d’Asie exceptionnellement jaune orangé, du plus bel effet, comme vous pouvez le voir. Ensuite, il y a le poireau, légume déprécié par une certaine bourgeoisie papillesque surannée. Mais ici, coupé dans sa longueur en longues bandes très fines, cuites dans de l’eau avec un verre de saké.
— Vingnieux ! J’en bave déjà. Bertrand, ressers-moi de ce Tokay.
— Vous en êtes déjà toqué, boss ?
— Mes bons amis, je n’ai pas fini !
— Certes, certes...
— Merci Charles.
— Tout ça est évidemment réservé, mis de côté pour fusionner avec le reste, je passe rapidement sur les lamelles de laitue, car l’essentielle est dans les galettes de pomme de terre. De la Roseval évidemment ! Reine des pommes de terre, elle se cuisine avec tendresse et se laisse faire comme une jeune princesse le soir de ses fiançailles.
Les deux compères sourient à cette évocation.
— Magnifique, glisse doucement le commissaire.
— Cuites, râpées, avec un fond de bière japonaise et un œuf pour chaque galette, j’y ajoute des lardons en pépites. Il ne reste plus qu’à dresser l’ensemble en y déposant les ingrédients précédents, à la manière d’une symphonie légumière. Ainsi, au centre de ce plat, vous avez les tranches d’agneau entourées des “Galettes merveilleuses”.
Le commissaire et son adjoint, subjugués par un tel talent de cuisinier et de conteur, se lèvent émerveillés pour applaudir le “Maestro”.
— Bravo ! Bravo !
— Merci messieurs, répond humblement Olivier, en baissant la tête. Je vous laisse à vos agapes... bon appétit !
À l’instant même où nos deux attablés allaient se servir ; un envoyé de la Préfecture de Police déboule dans le restaurant.
— Commissaire, commissaire !
— Qu’y a-t-il, nom de nom !
— On a arrêté le criminel... le cannibale du vingtième !
D’un air dégoûté, Charles Dupont lève un œil sur le commissionnaire.
— Bien... je mange d’abord... ensuite on cuisinera le cannibale.