Imaginaire n°602
mercredi 31 janvier 2024
inspirée par
“La cuisine sans chichis”
de Léonce Tardieu
 
Faire la cuisine, c’est pas sorcier.
 
LA RECETTE DU SUCCÈS
 
Le bar des amis, dans ce petit village, est le centre de la vie culturelle et sociale. Il est ouvert tous les jours, et son patron, Jules Tronchu, est une des figures de la communauté villageoise.
Aujourd’hui, Jules, qui nettoie consciencieusement un verre, silencieux et attentif, en bon patron de débit de boissons, regarde les clients. Léonce, avec comme à son habitude, Staline, son chien bâtard et totalement idiot (d’où son nom) ; il y a aussi Léon, l’un de ses petits-fils et Youri, son fils et père de Léon. Ils sont en grande discussion, en effet, le 13 juillet 2027, Léonce fêtera son centième anniversaire, et rien que d’y penser ça la rend furax. Non pas à cause de l’âge, mais parce qu’elle veut préparer ça en avance...
— C’est quand même dans trois ans, mémé, essaye de la calmer Léon.
— Trois ans... et demi, même ! renchérit Youri.
— Que trois ans et demi quand même !... répond Léonce un rien agacée en appuyant sur le “que”.
— Et donc tu veux cuisiner déjà le gâteau ?
Léonce boit une gorgée de son verre de jaja.
— Et pourquoi pas ? Je fais quand même encore qu’est-ce que j’veux... je suis pas sénelle !
— Sénile, corrige Léon en souriant.
Léonce tourne un visage rubicond vers ce petit-fils qui ose la corriger.
— M’en fous ! J’dis c’que j’veux... Woman power ! fait-elle en levant le poing.
— Bon, okitouki, maman... quand t’as une idée...
— Oui ! Faut pas m’casser l’cul.
— Eh tu penses à quoi alors, mémé ? se rend Léon, abandonnant l’espoir de la convaincre.
Léonce ne s’attendait pas à être débarrassée aussi facilement de leurs arguments. Elle finit son verre cul sec, restant silencieuse assez longtemps en les regardant d’un air absent, puis de retrouver la parole.
— Je sais pas... je pensais à un truc individuel... parce que les gros gâteaux à la con, ça m’les brise grave.
Youri ne peut se retenir de rire. Ce qui fâche tout rouge sa mère.
— Eh pourquoi tu te fous de ma gueule, fils ?
— Excuse-moi, maman, c’est parce que je t’imaginais, comme pour tes cinquante ans... en tenue de soubrette sortant du gâteau.
Léonce est estomaquée.
— Tu t’en souviens ? T’étais pas trop jeune ?
— Ben non maman... j’avais seize ans.
Léonce se retourne comme une automate vers Jules toujours stoïque et attentif à ne rien dire, nettoyant un chiffon avec un verre.
— Jules... la même chose plize !
Toujours muet, il cligne des yeux, prend la bouteille de “Cuvée spéciale du Patron, 2023”... un jaja qui accroche bien au gosier, sert le verre vide et le repousse vers sa cliente, pilier de son établissement.
— Tu veux que j’te dise, Jules... les enfants, à peine sont nés qui t’les brisent !
— Allez mémé, raconte ton idée... t’attends qu’ça ! sourit en coin Léon.
Elle met la main sur l’épaule de son petit-fils.
— Voilà comme je t’aime, p’tit fios... à l’écoute de ta mémé.
— Vas-y, maman, insiste Youri, le coude sur le bar, tiens Jules, mets-moi la même chose que la mozeur.
Léonce rayonne... elle a vaincu une nouvelle fois sa progéniture.
— Alors voilà... en toute simplicité, une pinte individuelle de mousse au chocolat au poivre, exhaussée de crème Chantilly.
— Du poivre ? interrompt Youri.
Contente de son effet, elle reprend la parole.
— Oui... du poivre.
— Moi tu me mets l’eau à la bouche, mémé.
Elle regarde le petit fils avec fierté.
— Ça c’est un Tardieu !
— Merci mémé... mais tu veux bien me dire comment tu t’y prends ?
— No soussaye ! Alors, d’abord il te faut deux cents grammes de chocolat à dessert... 64% de cacao minimum !
— Par personne ? demande Youri incrédule.
— J’me demande si on t’as pas adopté, toi, sourit-elle sardonique... c’est pour deux ! Tu sais bien que je ne fais mes recettes que pour deux... je continue, il faut ensuite un pot de granules de sucre ; cinq œufs, un citron, deux pintes en verre et une bouteille de vin rouge, du bourgogne ou du beaujolais.
— Pourquoi pas un bordeaux ? demande Jules, ingénument.
— Eh bien, Jules, tu parles pas beaucoup... et c’est pas dommage... fait Léonce, moqueuse, tu devrais savoir que là-bas ils ne savent pas faire de bons vins... du fric oui... mais pas de bon pichgru !
— Ok, Léonce... déso...
— Bon, j’continue... alors d’abord tu fais fondre le chocolat dans une grande casserole avec un petit fond d’eau en remuant constamment. Une fois fini, tu mets la casserole dans un grand récipient d’eau fraîche pour refroidir. Pendant ce temps tu casses les œufs en séparant les blancs dans un récipient et les jaunes dans un bol... réserve bien les jaunes ! Tu montes les blancs d’œufs en neige ferme et ensuite, incorpore les jaunes au chocolat en mélangeant bien et rapidement, tu continues en incorporant les blancs au chocolat, doucement, très doucement et toujours dans le même sens. Après, ajoutes le jus de la moitié du citron... et le poivre avant de remélanger... tu peux évidemment goûter, histoire de savoir pour le poivre, fais gaffe à pas en foutre de trop ! Tu n’as plus qu’à mettre au frais durant une heure. Eh hop !
Un bruit inopportun vient conclure l’exposé. Tout le monde se tourne vers l’origine de ce dernier.
— Putain, maman, Staline en a jeté encore une !
Youri, Léon et Jules se pincent le nez. Léonce, elle, n’a pas l’air gênée.
— Heureusement que j’ai plus d’odorat, fait-elle en caressant la tête de son clebs, mais quand même, Staline, lâcher une perlouze quand j’cause cuisine, ça frise le blasphème !